Euphrosyne
Ah ! ce n’est point à moi qu’on s’occupe de plaire.
Ma soeur plus tôt que moi dut le jour à ma mère.
Si quelques beaux bergers apportent une fleur,
Je sais qu’en me l’offrant ils regardent ma soeur;
S’ils vantent les attraits dont brille mon visage,
Ils disent à ma soeur: «C’est ta vivante image»
Ah ! pourquoi n’ai-je encore vu que douze moissons?
Nul amant ne me flatte en ses douces chansons;
Nul ne dit qu’il mourra si je suis infidèle.
Mais j’attends. L’âge vient. Je sais que je suis belle.
Je sais qu’on ne voit point d’attraits plus désirés
Qu’un visage arrondi, de longs cheveux dorés,
Dans une bouche étroite un double rang d’ivoire,
Et sur de beaux yeux bleus une paupière noire.
André Chénier, Poésies Antiques
Analyse
C'est aux premières lueurs du XIXème siècle que la littérature française connut une rupture avec la tradition nationale désignant alors par «romantiques» les écrivains affranchis des règles de pensée classique élaborées par les philosophes des Lumières et prônant le concept de génie artistique, irrationnel et créatif, non plus discipliné par la raison. Parmi ces exemptés gisait André Chénier qui, fidèle aux principes de son mouvement, célébrait la force irrépressible du sentiment, le culte de l'individualité et le grand mythe de la nature, animé d'une liberté intérieure prêtant l'oreille à l'inspiration divine et à l'instinct passionnel sans tout de même renoncer à l'intérêt qu'avait le classicisme pour les œuvres de l'Antiquité. C'est d'ailleurs de son œuvre «Poésies Antiques» que fut tiré «Euphrosyne», texte qu'abordera cette présente analyse. Euphrosyne est, selon la mythologie grecque, l'une des trois Charites, déesses personnifiant la vie par la séduction, la beauté, la nature et la créativité humaine, et plus spécifiquement celle de la joie et de la jubilation. Elle semble incarner le narrateur dans ce poème éponyme, bien que sa voix puisse être assimilée à celle de n'importe quelle jeune fille cherchant désespérément l'ombre d'un amant. On peut le déduire par sa référence à la beauté de sa sœur accaparant le regard de tous les hommes; ici Aglaé, représentation de l'éclat, la parure, la splendeur. Euphrosyne semble s'adresser directement au lecteur, ou peut-être à elle-même, sa narration à la première personne projetant une certaine impression de lamentation. En effet, bien que le thème de la beauté soit clairement traité, la tonalité relativement pathétique sur laquelle la jeune déesse exprime son mal de vivre, sa solitude et sa jalousie constitue également une partie intégrante de l'œuvre, vite remplacée, cependant, par l'espoir et la joie de vivre que l'on reconnaît à la jeune divinité. La nature, bien que mentionnée et utilisée à quelques reprises dans la construction d'images analogiques (fleur, moissons) occupe tout de même le second plan thématique ici. Il semble que, tout comme Ronsard, dans ce fameux poème où il invite le lecteur à «cueillir dès aujourd'hui les roses de la vie», Chénier prône par les vers d'«Euphrosyne» le principe du «carpe diem» (oui j'ai beaucoup apprécié la Société des poètes disparus) où profiter de chaque instant semble constituer la nature du message transmis. Il était bien connu que Chénier vivait selon ces principes; on raconte qu'il aurait même pris soin de corner la page du roman de Sophocle qu'il avait entâmé, et ce, dans les quelques secondes précédant son exécution publique.
Il est clair qu'«Euphrosyne» suit un rythme très évocateur digne du lyrisme romantique lui-même issu de la poésie grecque dont l'influence s'est montrée très importante sur l'écriture de Chénier. La ponctuation y est très présente, qu'elle agisse comme indicatrice d'une coupe ( . / ; / , ) suivant une majorité des accents rythmiques et marquant généralement la fin d'un vers ou comme amplification d'une émotion exprimée (! / ?). Il arrive à plusieurs reprises qu'un vers équivale à une phrase complète, mais l'utilisation d'enjambements externes se manifeste également, en particulier lors des 4 derniers vers. Or, le rythme n'en reste pas moins régulier et fluide (il s'agit d'un quatorzain unique entièrement constitué d'alexandrins). Les rimes sont plates, regroupées en distiques et contribue à une harmonie imitative dans l'ensemble du poème. La strophe se divise en deux parties égales de 7 vers marqués par une exclamation «Ah!». Plusieurs anaphores parsèment également le quatorzain: «Nul amant ne me flatte en ses douces chansons; Nul ne dit qu’il mourra si je suis infidèle.»
Il semble qu'un choix judicieux des mots dans la construction d'«Euphrosyne» nous permette de lui accorder un sens d'atemporalité dans le but de conserver l'actualité du «carpe diem». Le champ lexical employé par Chénier suggère un environnement campagnard (fleur, berger, moisson, etc.) traduisant une certaine liberté. Le poème débute sur une note assez pessimiste, le ton de la jeune fille se traduisant par un premier euphémisme: «Ah! ce n’est point à moi qu’on s’occupe de plaire», pour ne pas dire que nul ne cherche à la séduire. Une seconde exclamation suivie d'une périphrase « Ah! pourquoi n’ai-je encore vu que douze moissons?» traduisant le jeune âge de la fillette. Finalement, une allégorie finement choisie: les Charites, symboles mêmes des plaisirs de l'existence humaine.
Bref, il m'apparaît clair qu'«Euphrosyne» est une représentation quasi-parfaite du mouvement romantique, qu'il s'agisse de sa mise en évidence du Moi souffrant et de l'individualité; de son expression des plus pures ou des plus indignes aspects de l'émotion humaine ou même de son rythme et de sa la musicalité aux claires tendances lyriques. Pour sa manière surprenante de se détacher de ses racines dramatiques et de faire rayonner l'espoir dans un cœur qui, quelques vers plus tôt, semblait rompu par la solitude, il m'apparaît évident que la poésie puisse détenir cette sage capacité de vision, celle «de savoir qu'il pleut quand il fait beau, et qu'il fait beau quand il pleut».
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