vendredi 18 décembre 2015

La France
Guillaume Apollinaire

Poète honore-là
Souci de la Beauté non souci de la Gloire
Mais la Perfection n’est-ce pas la Victoire
Ô poètes des temps à venir ô chanteurs
Je chante la beauté de toutes nos douleurs
J’en ai saisi des traits mais vous saurez bien mieux
Donner un sens sublime aux gestes glorieux
Et fixer la grandeur de ces trépas pieux
L’un qui détend son corps en jetant des grenades
L’autre ardent à tirer nourrit les fusillades
L’autre les bras ballants porte des seaux de vin
Et le prêtre-soldat dit le secret divin

J’interprète pour tous la douceur des trois notes
Que lance un loriot canon quand tu sanglotes

Qui donc saura jamais que de fois j’ai pleuré
Ma génération sur ton trépas sacré

Prends mes vers ô ma France Avenir Multitude
Chantez ce que je chante un chant pur le prélude
Des chants sacrés que la beauté de notre temps
Saura vous inspirer plus purs plus éclatants
Que ceux que je m’efforce à moduler ce soir
En l’honneur de l’Honneur la beauté du Devoir

17 décembre 1915

Guillaume Apollinaire


C'est fortement influencé par le symbolisme de Beaudelaire dans sa jeunesse, qu'Apollinaire élabora le concept du surréalisme, révolution culturelle et artistique du XXe siècle, usant de toutes les forces psychiques (le rêve, l'automatisme tout comme l'inconscient) libérées du contrôle de la raison et excluant toute préoccupation esthétique ou morale. Sa théorie trouve son essence dans un simple principe: créer se doit de provenir de l'intuition pour s'apparenter au maximum avec la vie et sa nature et échapper aux contraintes de la logique, laissant alors s'exprimer la voix de la pensée inconsciente. Un désir ardent de révolution, qui se traduira par de sérieuses mises en question de toutes les conventions et contraintes idéologiques, esthétiques et politiques (se rapprochant de l'anarchisme) donnera alors naissance à un mouvement d'idées parallèles: le dadaïsme. C'est à son retour du front de Champagne, après une tournure assez déplorable des événements pour l'armée française, qu'Apollinaire écrivit «La France», poème dont il incarne le narrateur. Il semble s'adresser à ses intellectuels contemporains, puis à ceux qui lui succédront, originaires ou, du moins, comme lui, simplement amoureux de la République tricolore, avant de se tourner vers l'État, la nation, elle-même, pour lui réciter ces derniers vers. La beauté d'une France étrillée par une bataille qui lui ayant coûté 25 000 morts et presque 100 000 blessés sur son propre territoire; l'honneur de ces hommes que la violence fit victime et celui d'un peuple persistant, semblent constituer les thématiques fondatrices du poème. On y appuie un principe de gloire, non pas par la victoire militaire, mais par la beauté du devoir, et le charme d'une nation unie, une gloire que saurons embellir les regards des générations futures. Il encourage d'ailleurs ses compagnons intellectuels à défendre ce principe, dans l'optique d'une lutte collective pour le regain de l'espoir, et ce, malgré la souffrance. La guerre, de ses atrocités et de ses contradictions, se voit également abordée sous un second plan, principalement utilisée comme un flux d'essence sur ces cœurs éteints; un désir d'éveiller l'espoir collectif. Un ton admiratif, patriotique et fier est conservé à travers l'entièreté du poème, donnant vie à un discours enflammé, celui du rêve et du regret d'un homme amoureux de sa patrie.

Pas une seule forme de ponctuation n'est utilisée à travers le poème, il semble avoir été rédigé en un seul souffle, comme enflammé par ses propos. L'utilisation d'une anaphore ici «L’autre ardent à tirer nourrit les fusillades. L’autre les bras ballants porte des seaux de vin» contribue à l'instauration d'un certain rythme malgré l'irrégularité des vers. Les rimes plates contribuent aussi à l'établissement d'une structure, celles-ci évoluant dans la plupart des cas, en regroupement de distiques. La séparation de «La France» est assez particulière; entâmée par un douzain, elle est suivie de deux distiques et d'un sizain. Sa lecture est également marqué de nombreuses exclamations «ô» rythmant le discours poétique.

«La France» prend vie dans une situation de guerre, sa localisation clairement citée dans le titre de l'œuvre. On y retrouve un narrateur boulversé par les atrocités de la guerre pour qui l'abandon n'est pas une option. Le devoir et la beauté de l'honneur semblent encadrer ses valeurs morales en un souffle d'espoir, celui d'un meilleur avenir. La mention d'un «loriot canon» nous indique qu'il ne s'agit pas d'un conflit actuel et se voit confirmée par l'ajout d'une date dans la présentation du poème (décembre 1915). La figure de style la plus parituclière et probablement la plus caractéristique du surréalisme serait certainement la suivante: « Chantez ce que je chante un chant pur le prélude». On y retrouve cette association particulière de mots de la même famille, formant à la fois une répétition, puis une allitération en «ch» pour en «p», en «u» et «r». «Que lance un loriot canon quand tu sanglotes». Il s'agit ici à la fois d'une personnification indirecte (puisque l'on apprend à la fin du texte que celle qui verse des larmes est en réalité la France) et un oxymore, associant l'idée d'un doux chant d'oiseau au tonnerre des canons.

Bref, pour ce désir de changement presque révolutionnaire, ce rêve décousu mais passionné, cette liberté dans sa rédaction et ces figures de style poignantes, il m'apparaît claire que «La France» est un poème surréaliste. «La poésie, c'est ce qu'on rêve, ce qu'on imagine, ce qu'on désire et ce qui arrive, souvent», disait Jacques Préverst illustrant alors la force qu'accorde la poésie au rêveur.

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